Après la mort de Yuan Shikai en 1916, suite à une crise d’urémie et malgré l’intervention du docteur Bussière (1872-1958), le régime du gouvernement de Beiyang sombra dans la décennie d’instabilité des Seigneurs de la guerre.
C’est dans ce contexte que le grand reporter Albert Londres (1884-1932) se rendit à Mukden (l’actuelle Shenyang), en 1922, pour y rencontrer Zhuang Zuolin, le maître des trois provinces du Nord-Est. Il fit le récit de ce voyage dans La Chine en folie (Paris : Albin Michel, 1925). Voici des extraits filés des chapitres cinq et six:
À la recherche du consulat de France:
— […] Cocher ! French Consulate !
Nous y voici. Bon Dieu que nous sommes pauvres ! De toute façon ne pourrait-on passer un peu de pâte à faire reluire sur la plaque de cuivre ? Le vert-de-gris la mange. Un pot de pâte à polir ne ruinerait pas le budget du ministère des Affaires étrangères. Je laisserai un don à cet usage. Mon journal est riche.
Une grille entoure la cabane. Où est la porte ?
Cocher, où est la porte du consulat de mon pays ?
Elle était bien cachée. Je frappe du poing et de la canne. J’appelle, je supplie :
— Consul, c’est un pauvre Français qui tire la sonnette !
Une fenêtre s’entrouvre. La face céleste d’un Chinois apparaît. Il voit tout de suite ce dont il s’agit : Attendez !
Le Chinois dégringole l’escalier, déverrouille la porte et, de la manière qu’un enfant de chœur présente le missel, il met un carton sous mon nez :
LE CONSULAT DE FRANCE
EST MOMENTANÉMENT
TRANSPORTÉ À HARBIN
Tout va ! Garde soigneusement la maison, vieux Chinois ! Surtout veille au feu ! À la rigueur la France peut se passer d’un consul, mais d’un consulat ! Tu sens la responsabilité qui pèse sur ta calotte de soie, j’espère ?
Le Chinois m’encensait de profondes révérences. — Ici, mon ami, tu es la France, tu m’entends. En m’inclinant devant ta casaque crasseuse, c’est le quai d’Orsay que je salue. Au revoir ! Bonjour à tes femmes ! […]

@ Rémi Anicotte 6 juillet 2021.
À l’évêché:
— Cocher, chez Messieurs les missionnaires !
L’église était close, le bon Dieu sous clef. Peut-être l’avait-on, lui aussi, transporté à Harbin ?
Je me mis à faire du boucan. Ce n’est pas un pays, criais-je à la ronde, c’est un cimetière ! Vous frappez aux portes et personne ne vous répond. […]
— […] je viens ici pour Tsang-Tso-lin. Je veux voir ce bandit.
— C’est un de nos amis.
— Je le pensais bien.
— Monseigneur vous introduira chez Tsang. Le bandit n’a rien à lui refuser. Venez chez Monseigneur.
Il y avait un évêque, j’étais sauvé.
Nous entrâmes dans la maison ; Monseigneur était sur sa porte.
— Tsang-Tso-lin, monsieur, me dit Sa Grandeur […] est à l’heure actuelle le maître de la Chine. Il ne règne que sur la Mandchourie, mais il terrorise jusqu’à Pékin. […]
Là-dessus, l’évêque appela un catéchumène et lui parla en bon chinois.
— C’est pour vous. Je dis à ce futur chrétien de courir au palais de M. le maréchal Tsang-Tso-lin. Vous aurez l’audience. […]

Audience chez le maréchal Zhang Zuolin:
Je suis dans l’antre. […]
Il n’est pas plus grand que Napoléon.
Sa tête est celle d’un épervier qui, depuis un mois, n’aurait pas trouvé un seul bon morceau de charogne à se mettre dans le bec. Il est inquiet, maigre, fin, […] son chef est couvert d’une calotte d’ecclésiastique catholique romain. Sur cette calotte une perle. Ah ! mesdames ! cette perle ! De quel pillage sort-elle ? S’il s’endort pendant l’audience, je la lui vole. […]
— Voulez-vous demander à Son Excellence, dis-je à l’interprète (appeler Excellence ce vieux forban était pour moi faire un plongeon dans le ravissement), s’il est exact qu’elle compte d’ici peu déchaîner la guerre autour de Pékin ?
L’interprète qui n’avait déjà plus de salive fit son devoir. […]
— La Chine est grande, grande, finit par murmurer le tyran.
— Votre Excellence sait-elle que le reste du monde tient la Chine pour un pays anarchique ?
L’interprète fait d’immenses efforts pour ne pas avaler sa langue ; cependant, il trouve de nouveau la force d’accomplir sa mission. […]
— La Chine est la Chine, le reste du monde est le reste du monde.
— Monsieur le maréchal (peut-être ainsi le toucherai-je au vif), croyez-vous que la Chine soit présentement en état de perfection ?
L’interprète me supplie du regard.
— Traduisez ! dis-je.
Tsang répond :
— Les phases de la Chine sont chinoises. Nous les endurons parce que nous savons. Le reste du monde, lui, croit savoir.
« Maréchal » paraît l’avoir requinqué. J’en profite.
— Ne sentez-vous pas, monsieur le maréchal, que pour un homme de votre espèce, qui a la force, la chance en poupe, ce serait un grand rôle que celui d’unificateur de son pays ?
L’interprète est subitement frappé de paralysie de la langue. Il me regarde, effaré.
— Allez-y, dis-je, il ne vous tranchera pas le cou sur place. Mais le malheureux bafouille et Tsang s’endort définitivement. Vais-je lui voler sa perle ?

Commentaire: Albert Londres écrivit « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie » (Terre d’ébène, 1929). Ses récit nous aident à décrypter « l’air du temps » d’une époque confuse qui sans lui nous deviendrait peut-être incompréhensible.
Source: La Chine en folie par Albert Londres, Paris : Albin Michel, 1925.