Le journaliste Albert Londres (1884-1932) visita la Chine en 1922. Il observa que le gouvernement de Beiyang de la République de Chine installé à Pékin possédait un Président de la République, mais entretenait toujours le dernier empereur Puyi, cultivant une ambiguïté susceptible de paralyser l’esprit critique de ses adversaires – tel un élément de double pensée orwellienne.

Photographie de Puyi vers 1920, attribuée à John Yu Shuinling (Yu Xunling, 1874-1943) et conservée à la Smithsonian Institution, Washington, D.C.

Albert Londres relata son expérience dans La Chine en folie (Paris : Albin Michel, 1925). Voici des extraits filés du chapitre dix:

Rencontre des maréchaux Zhang Zuolin et Joffre à Mukden (Shenyang) en février 1922.

Je sors et me rends à la poste. Le fonctionnaire chinois est derrière sa petite grille […]

— Dites, mon ami, pourriez-vous me donner un renseignement ? En Chine, avez-vous un président de République ou un empereur ?

— Nous avons les deux, répond-il.

Je prends la porte et me plante contre un arbre. […]

Mais on me frappe sur l’épaule. Je sursaute. C’est un Chinois, noble connaissance de Moukden [Mukden, nom mandchou de Shenyang].

— Êtes-vous malade ? me demande-t-il en me voyant contre l’arbre.

— Non, dis-je, je suis perplexe. Au fait, quel est le chef d’État chez vous ?

— Cela dépend comment vous l’entendez.

— Clairement, fis-je, voilà comme je l’entends !

— Eh bien ! clairement le chef de l’État est le président de la République, mais il y a aussi l’empereur, bien entendu, et, pour moi, le maître est Tsang-Tso-lin [Zhang Zuolin (1875-1928), gouverneur du Nord-Est, établi à Mukden]. »

— Adieu, fis-je.

Portail sud de l’ancienne Légation de Belgique à Pékin @ Rémi Anicotte 26 avril 2023.

Je file vers le quartier des légations. Là, on doit savoir. Le premier diplomate que je rencontre, je l’accroche.

Il en venait un justement, ayant une raquette sous le bras. C’était un secrétaire de « la Belgique ».

« Voilà bien la diplomatie, pensais-je, elle va jouer au tennis alors qu’elle ne sait peut-être pas plus que moi quel est le chef d’État. »

— Le chef d’État ? réfléchit mon aimable ami, se grattant les favoris à la hauteur du lobe.

« La Belgique » appela à son secours « le Danemark », qui soutenait une seconde raquette.

— Voyons ? firent-ils ensemble.

Puis ils firent signe à « l’Italie » qui portait une troisième raquette.

« Les raquettes de Pékin ont de curieuses habitudes, songeais-je, il faut les promener, matin et soir, comme les petits chiens. »

Mais les trois Talleyrand, ayant tenu conseil, me déclarèrent :

— C’est vraiment difficile à préciser.

— Merci ! […]

La politique de Pékin, journal fondé par Alphonse Monestier (1872- ?).

— Bonjour ! Monsieur Monestier.

— Bonjour ! Vous avez l’air soucieux… […]

— Alors, la Chine n’est pas une république ?

— Si fait.

— Mais l’empereur ?

— C’est l’empereur de la république de Chine.

— Cette république a un président.

— C’est donc, si vous préférez, l’empereur du président de la république de Chine.

— Ne jouez pas avec moi, Monestier, je ne puis être venu en Chine et la quitter sans savoir si la Chine est une république ou un empire.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis quarante jours.

— Eh ! fit-il, moi j’y suis depuis dix-sept ans et je ne le sais pas encore ! […]

— Vous vous moquez de moi. Monestier, ce n’est pas bien. Adieu.

Le Journal de Pékin du jeudi 12 mai 1921, fondé par Albert Nachbaur (1880-1933).

Je partis droit chez son concurrent. Voilà comme je suis ! Je rends, sur-le-champ, les offenses que l’on m’inflige. Son concurrent est M. Albert (beau prénom), Albert Nachbaur, du Journal de Pékin. Il logeait naturellement, comme chacun, dans un houtong [hutong], c’est-à-dire une ruelle. Mais c’est ici fort bien porté.

Nachbaur, en bras de chemise, chantait : […]

— Vous êtes gai, vous. On voit que vous n’avez pas de souci. Qu’est-ce que cela peut vous faire, en effet, que la Chine soit une république ou un empire ?

— Moi, dit-il, je m’en f… […]

— L’empereur ?

— Eh bien ! C’est l’empereur.

— Et le président de la République ?

— C’est le président de la République.

— Mais l’empereur sait-il, alors, qu’il n’est plus entièrement empereur ?

— Non !

— Mais, qui lui donne de l’argent ?

— La République.

— Alors, il sait qu’il y a une république ?

— Mais non ! Il croit que c’est une institution comme le ministère des Finances, par exemple.

— Mais quels sont leurs rapports ? Qu’échangent-ils ?

— Ils échangent des cadeaux.

— Bon ! Mais quels sont, respectivement, leur rôle ; l’empereur, que fait-il ?

— Il élève des canards.

— Et le président de la République ?

— Il les mange. […]

Padmasambhava (717-762), le fondateur du bouddhisme tibétain. Statuette conservée à Yonghegong (Temple des lamas, Pékin).

Je bondis dans un rickshaw et me fis conduire chez le bouddha vivant [à la lamaserie sise au palais Yonghegong, dit Temple des lamas].

Le Bouddha vivant est un personnage dans le genre de Pie XI [1857-1939, intronisé pape en 1922], mais pour la religion lamaïque seulement. C’était, en principe, une haute conscience. De plus son esprit sanctifié offrait toutes garanties de gravité. […]

— Grand Saint ! Fis-je, d’abord daigne bénir l’incroyant que je suis, ensuite, ô puits de tout savoir, condescends à m’apprendre qui dirige aujourd’hui la Chine ?

— C’est Padma Gambhava [Padmasambhava], né du Lotus, l’éternel génie vivifiant.

— À part lui, Grand Saint, est-ce Sa Majesté l’empereur ou Sa Roture le président de la République ?

— À part lui, répondit le Saint…

Et j’allais enfin comprendre la question chinoise.

— À part lui, qu’importe ?

Commentaire:

Albert Londres écrivit « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie » (Terre d’ébène, 1929). Ses récit nous aident à décrypter « l’air du temps » d’une époque confuse qui sans lui nous deviendrait peut-être incompréhensible.

Ici, les diplomatiques se gardent bien de figer le réel par des déclarations imprudentes. Le postier, la connaissance de Mukden, et le lama refusent la dichotomie réductrice Empire versus République qui ne ferait pas sens dans le contexte de la Chine de l’époque. Et finalement, les directeurs de journaux Alphonse Monestier (La politique de Pékin) et Albert Nachbaur (Journal de Pékin) feignent l’ignorance pour éviter un débat stérile : ils incitent à comprendre «la nécessaire humilité que la Chine nous impose» et à rejeter les visions simplistes; leurs journaux montrent bien qu’il ne s’agissait pas chez eux d’une posture paresseuse.

Sources:


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