Des Légations étrangères (gōngshǐ 公使) s’implantèrent à Pékin en 1861 en vertu des accords clôturant la seconde guerre de l’opium. Ainsi, l’Empire chinois s’affranchissait du carcan féodal remontant à l’antique dynastie Zhou (1046-256 avant J.-C.) et régissant les relations entre le Fils du Ciel est ses vassaux, et il s’insérait dans un cadre diplomatique européen avec des nations réputées égales.

Les Légations (aujourd’hui nous dirions ambassades) s’installèrent dans des palais au cœur de la ville intra-muros, à proximité de l’Académie Hanlin (Hànlín 翰林) et des ministères, et à quelques centaines de mètres de la Cité interdite. Cette localisation urbaine contrastait avec celle des concessions de Tianjin et de Shanghaï au milieu de friches perdues à quelques kilomètres des villes fortifiées.

Du côté de l’Empire Qing, le négociateur des accords était le prince Gong (Aisin Gioro Yixin, 1833-1898). Il était le demi-frère de l’empereur Xianfeng (1831-1861). Après la mort de Xianfeng, il fut l’un des corégents de l’empereur Tongzhi (1856-1875) fils de Xianfeng et de Cixi (1835-1908), avant de se voir progressivement écarté du pouvoir par son ambitieuse belle-sœur Cixi.

Il institua le Bureau des affaires étrangères (Zǒnglǐ gèguó shìwù yámen 总理各国事务衙门), situé à l’actuel n°49-1 de la ruelle Dongtanzi Hutong (东堂子胡同), à l’est de l’avenue Wangfujing. Cette institution fonctionna comme entité diplomatique de 1861 à 1901. Sa création fut certes dictée par la Convention de Pékin, mais elle prouva l’aisance avec laquelle le régime Qing adoptait un nouveau schéma diplomatique. En fait, la dynastie fondée par les Mandchous jonglait déjà avec de multiples protocoles au sein de son empire multiethnique et multiculturel.
Le Bureau hébergeait l’École des Savoirs Combinés (Tóng wén guǎn 同文馆) où l’État Qing intégrait l’enseignement des langues occidentales à un cadre administratif chinois, au lieu de le déléguer à des écoles de missionnaires. Les élèves étaient triés sur le volet (licenciés de chinois et de mandchou) parmi les membres des Bannières (le saint des saints des fidèles de la dynastie). Ils servirent d’interprètes aux premiers ambassadeurs chinois nommés à Londres, Paris et Washington dès 1875 ; ces ambassadeurs avaient quant à eux été formés dans la centenaire Académie Hanlin. Plus tard, les interprètes devinrent des diplomates de la République de Chine, et continuèrent leur carrière aux débuts de la République populaire, dénotant une remarquable continuité qui explique peut-être pourquoi le premier ministre Zhou Enlai (1898-1976) voulut préserver le patrimoine du quartier, ainsi que le palais du prince Gong.

Les apparences policées de la diplomatie cachaient à peine la brutalité du grignotage de la souveraineté chinoise par des pays capables de s’imposer militairement. Le partage de parcelles du territoire Qing entre des puissances étrangères fut moqué par une caricature parue le 16 janvier 1898 dans la presse française. La Chine était représentée par une galette prédécoupée. Devant le tsar Nicolas II et l’empereur allemand Guillaume II étaient respectivement écrits Port-Arthur (Lǚshùnkǒu 旅顺口), et Kiao-Tchéou (Jiāozhōu 胶州). Un mandarin chinois portant la natte mandchoue s’offusquait. L’empereur Mutsuhito du Japon. La reine Victoria regardait ses rivaux, et la Marianne française la galette.
L’année 1900 marqua un tournant car une partie des armées britanniques étaient bloquées en Afrique du Sud par la Guerre des Boers, semblant offrir à la Chine une possibilité de renverser la table. Or deux ans plus tôt, l’impératrice douairière Cixi qui s’était arrogé les pleins pouvoirs et avait mobilisé à Pékin les troupes d’élites musulmanes du Gansu placées sous le commandement de Dong Fuxiang pour protéger la capitale. À l’armée régulière s’ajoutait les insurgés Boxeurs qui soutenaient l’Empire et voulaient rabattre les prétentions des étrangers.
En juin 1900, les soldats du Gansu de la garde impériale abattirent deux diplomates : le secrétaire de la Légation du Japon Sugiyama Akira et le baron allemand von Ketteler.

Les étrangers à Pékin se barricadèrent dans leurs Légations assiégées ; ceux de Tianjin formèrent l’Alliance des huit nations associant le Royaume-Uni, la République française, l’Empire austro-hongrois, l’Empire allemand, le Royaume d’Italie, l’Empire du Japon, l’Empire de Russie et les États Unis d’Amérique.
La Chine perdit la guerre et Pékin fut occupée pendant plus d’un an. Le quartier des Légations souffrit maintes dégradations. Notamment, l’Académie Hanlin, sa bibliothèque, et ses archives plurilingues, furent ravagées par un incendie lors d’une attaque contre la Légation de Grande-Bretagne située juste au sud.

La reconstruction du quartier fut l’occasion d’un basculement de l’administration du quartier vers le modèle des concessions, avec un syndic étranger renouvelé par rotation nationale tous les six mois ; comme une prémisse annonciatrice de la Société des Nations, puis de l’ONU et de l’UE.
L’architecture chinoise céda le pas à des constructions évoquant le goût des pays représentés, ou à un style international moderne, que ce soit pour les complexes diplomatiques, les banques, l’Hôtel de Pékin ou l’Hôtel des Wagons-Lits.




Les Chinois et une poignée d’étrangers habitaient la même ville tout en vivant dans des univers parallèles comme l’attestent les noms de rues écrits en français.

L’Avenue des manufactures des socles (Táijī chǎng dàjiē 台基厂大街) portait un nom désignant un lieu de fabrication de matériaux destinés à la construction des socles de la Cité interdite au début du XVe siècle. Elle se vit renommée Rue Marco Polo sur les plans en langues européennes.
L’Allée Jiaomin Est (Dōng jiāo mín xiàng 东郊民巷东郊民巷) porte un nom où jiāomín 郊民 (gens des faubourgs) est une déformation de jiāngmǐ 江米 (riz gluant), deux termes en rapport avec le passé commerçant du quartier. Les étrangers l’appelèrent la Rue des Légations.

Les Légations étrangères conservèrent leur vocation même lorsque des ambassades furent ouvertes dans la nouvelle capitale Nankin à partir de 1927. Dans les années 1950, le patrimoine immobilier hérité de la présence étrangère fut réaffecté à des administrations d’État, des institutions judiciaires et des unités militaires et qui ne laissent rien deviner des vicissitudes passées.
Aujourd’hui, ce secteur au cœur de Pékin conserve un cachet particulier dû à la juxtaposition de ses strates historiques et d’influences variées.
Photographies et plans du quartier des Légations:
- Moser, Michael J. & Yeone Wei-chih Moser (2e édition 2006), Foreigners within the Gates: The Legations at Peking. Chicago : Serinda Publications. Édition trilingue anglais-allemand-chinois par Beijing United Publishing (2018).
Iconographie de la Révolte des Boxeurs:
- MIT Visualizing Cultures.
- Deutsche-Schutzgebiete.
- Leslie’s Illustrated Weekly (New York) à partir du 30 juin 1900.
Témoignages et références:
- Les derniers jours de Pékin (Calmann-Lévy, 1902) : le récit par Pierre Loti (1850-1923) de l’avancée des troupes de l’Alliance des huit nations sur Pékin.
- La Chine en folie (Albin Michel, 1925) : récit par Albert Londres de son reportage en Chine en 1922, notamment dans le quartier des Légations à Pékin.
- La diplomatie n’est pas un dîner de gala (Éditions de l’Aube, 2018) par l’ambassadeur Claude Martin qui fréquenta le quartier des Légations, notamment quand le prince Norodom Sihanouk (1922-2012) était réfugié à Pékin et résidait dans l’ancienne Légation de France.
- La France en Chine de Sun Yat-sen à Mao Zedong, 1918-1953 : par Nicole Bensacq-Tixier, Presses universitaires de Rennes (2014), en accès libre.
- Six chapitres d’histoires de Chine par Rémi Anicotte (Publication indépendante, 2022).
Lien: Visites guidées à Pékin et ailleurs en Chine.
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