Affichages plurilingues dans l’espace public

La Dynastie Qing fut proclamée à Shenyang en 1636. Elle conquit Pékin en 1644, succédant à la Dynastie Ming (1368-1644).

L’Empire Qing était multi-ethnique, comme l’avait été l’Empire Ming. Mais les nouveaux venus se démarquèrent de leurs prédécesseurs, en montrant leur multiculturalisme, dans les lieux de pouvoir, les édifices de cultes, et des résidences officielles. Par exemple, les stèles des cavaliers du centre de Pékin arboraient six écritures. Le texte « Les officiels et leurs suites démontent ici » était gravé verticalement en six langues :

Stèle des cavaliers, Temple des Souverains Passés (Lidai Diwang Miao), Pékin.
Photo@Rémi Anicotte, 2021.

D’un côté de la stèle, nous voyons, de gauche à droite, le chinois guan yuan ren deng zhi ci xia ma, le mandchou, et le mongol. De l’autre côté, se trouvent le texte tibétain découpé en neuf segments, l’oïrate (langue parlée en Mongolie occidentale, au Xinjiang et au Qinghai, écrite en alphabet mongol), et le tchaghataï (langue proche de l’ouïghour et de l’ouzbek, écrite en alphabet arabo-persan). En d’autres lieux, le texte des stèles des cavaliers, et les langues représentées pouvaient varier.

Remarquons qu’en Chine, sur les stèles anciennes, et sur les billets de banque de la République Populaire, la langue mongole s’écrit avec son alphabet traditionnel, pas avec le cyrillique adopté en Mongolie dans les années 1940.

À Pékin, le Palais Yonghegong devint, en 1744, une lamaserie appelée Temple des Lamas en français. Son enseigne, ci-dessous, comporte quatre colonnes d’écriture, respectivement, de gauche à droite : le mongol, le tibétain (la langue liturgique du lamaïsme), le chinois, et le mandchou.

Enseigne du Temple des Lamas (Yonghegong) à Pékin.
Fronton de la Porte Lizhengmen de la Résidence de Montagne, Chengde.
Photo@Rémi Anicotte, 2021.

Ci-dessus, on voit le fronton de la Porte Lizhengmen, à Chengde, dans la Résidence de Montagne construite au XVIIIe siècle, à la demande des deux Empereurs Kangxi et Qianlong qui voulaient un lieu à mi-distance de Pékin et de Shenyang pour recevoir les dignitaires mongols, et disposer d’une halte sur la route vers la capitale de leurs aïeux. Le nom de la porte est gravé en cinq langues. De gauche à droite, on a du mongol, du tchaghataï, le chinois li zheng men, du tibétain, et le mandchou genggiyen tob duka avec le mot duka pour porte.

Ci-dessous, la tablette du Souverain du Ciel indique le nom chinois de la divinité, huang tian shang di, et la traduction mandchoue dergi abkai han.

Tablette du Souverain du Ciel, Temple du Ciel à Pékin.
Photo@Rémi Anicotte, 2021.

Dans les résidences des souverains Qing, on se faisait une obligation de doubler le chinois par du mandchou. Par exemple, sur la Porte Daqingmen de la Cité Interdite de Shenyang, se lisent les trois caractères chinois da qing men et leur traduction mandchoue daiqing duka (avec duka pour porte). Tandis que, sur la Porte Qianqingmen de la Cité Interdite de Pékin, se voient les sinogrammes qian qing men, et leur prononciation giyan qing men transcrite en alphabet mandchou, sans effort de traduction.

Enseignes des portes Daqingmen à Shenyang (gauche), et Qianqingmen à Pékin (droite). Photo@Rémi Anicotte, 2021.

L’affirmation d’une identité culturelle

Les affichages plurilingues témoignaient de la volonté de marquer la spécificité culturelle et politique et des Qing, et ainsi se démarquer des Ming qui dénigraient tous les peuples allogènes.

Les Ming (1368-1644, avec Pékin comme capitale à partir de 1420) s’assignèrent la mission de clamer la primauté de la culture Han. C’est parce qu’ils arrivaient après deux siècles de domination djurchen (dynastie Jin, avec Pékin comme capitale de 1153 à 1234) et mongole (dynastie Yuan, avec Pékin comme capitale de 1271 à 1368). Ils systématisèrent, de façon quasi obsessionnelle, la nomenclature dépréciative utilisée dans les documents officiels pour désigner les barbares.

Les Qing (Pékin comme capitale de 1644 à 1911) prirent le contre-pied de cette approche. Leur administration était même bilingue, avec des versions chinoise et mandchoue de tous les textes. Ils assumaient ainsi leurs racines, et rassuraient les peuples qui avaient choisi de les rallier.

L’ancêtre des Qing était Aisin Gioro Nurhachi (1559–1626), le chef héréditaire d’un clan djurchen.

Les Djurchens (nǚzhēn en chinois, juxen [ʤuʃən] en mandchou) formaient une mosaïque de populations fortement attachée à l’esprit et aux valeurs du nomadisme. C’était vrai pour celles qui conservaient un style de vie coutumier d’éleveurs de chevaux ou de rennes, mais aussi pour celles qui s’étaient sédentarisées, et sinisées depuis plusieurs générations. Ils parlaient des langues toungouses, et d’autres idiomes sibériens. Ils vivaient dans le sud-est de l’actuel Extrême-Orient de la Fédération de Russie, et dans les actuelles trois provinces chinoises du Nord-Est (Heilongjiang, Jilin, et Liaoning). Cet immense espace était placé sous la souveraineté de la dynastie chinoise Ming. Les Djurchens le partageaient avec des Chinois Han, et une myriade d’ethnies sibériennes, mongoles, et coréennes, sans parler d’une poignée de cosaques et de voyageurs européens.

Dans sa jeunesse, Nurhachi servit dans un régiment Ming de la région de Shenyang. Plus tard, il entreprit l’unification des tribus djurchens qu’il organisa dans le système militaro-civil des Bannières. Il en arriva à contester la suzeraineté Ming et, en 1616, il proclama l’avènement des Jin postérieurs (hòu jīn 后金), dont le nom établissait une continuité avec la dynastie Jin fondée au XIIe siècle par d’autres Djurchens qui firent de Pékin leur capitale en 1153.

En 1625, Nurhachi déplaça son gouvernement à Shenyang, près de deux mille kilomètres au sud de son territoire ancestral. De là, il poursuivit sa politique de conquêtes et d’alliances visant la Mongolie et la Corée.

Huangtaiji (1592-1643), un fils de Nurhachi, paracheva l’œuvre paternelle. Les populations mongoles et han furent incorporées aux Bannières comme l’avaient été les Djurchens. La dynastie Jin postérieure fut renommée Qing en 1636. Les Djurchens se virent rebaptisés Mandchous, et leur langue s’appela désormais le mandchou.

En 1644, les Mandchous s’emparèrent de Pékin où s’installa le jeune empereur Shunzhi, fils de Huangtaiji et petit-fils de Nurhachi. Ses régents expulsèrent les habitants de l’enceinte nord du Pékin intra-muros. Ils la repeuplèrent avec des familles des Bannières mandchoues et des Bannières han. Ils prirent le contrôle de l’administration impériale, ainsi que des reliquats de l’armée Ming. Leur restait à pérenniser les allégeances de leurs alliés en Mandchourie et en Mongolie. Cela s’accomplit par l’affirmation d’une identité pluriethnique et pluriculturelle que matérialisaient les affichages, écrits en chinois, en mandchou, et en mongol. Très vite s’ajoutèrent le tibétain, l’oïrate, et le tchaghataï. Les Mandchous assumèrent cette pratique au risque de se voir qualifier d’envahisseurs étrangers sans légitimité à diriger la Chine. Et c’est justement ce que leur reprochèrent les loyalistes Ming au XVIIe siècle, puis les opposants de la dynastie après les défaites militaires du XIXe siècle, et même les puissances étrangères, dans un sournois jeu de miroirs.

Les langues des relations extérieures

L’État Qing avait conservé l’Académie Impériale Hanlin (Hànlín xuéyuàn 翰林学院) reçue en héritage de ses prédécesseurs. Cet établissement séculaire comprenait un Bureau des Traducteurs, fondé au XVe siècle par les Ming. Elle était située dans l’actuelle enceinte de la Sûreté nationale dans la rue Zhengyilu.

Le 23 juin 1900, dans les premiers jours du siège du Quartier des Légations, un incendie allumé par les Boxeurs détruisit l’Académie et ses archives. En fait, c’était la Légation du Royaume Uni qui était visée. En 1861, les Britanniques l’avaient installée dans un palais situé à côté de la prestigieuse institution.

Le Bureau des Traducteurs avait la charge des correspondances avec les vassaux. Il compilait des dictionnaires, et il formait des spécialistes dans près d’une vingtaine de langues asiatiques, dont, lors de la prise du pouvoir par les Qing, le djurchen, le mongol, le coréen, le japonais, le ryukyu, le tibétain, le tchaghataï, l’ouïghour, le sanskrit, le vietnamien, le cham, le birman, le shan, le lao, le thaï, le malais. Les Qing se contentèrent d’éliminer les appellations péjoratives dont le pouvoir Ming affublait tous les barbares.

Le Bureau resta théoriquement actif jusqu’en 1911. Mais, le monde avait changé. Il ne suffisait plus de savoir communiquer avec les vassaux des marges de l’Empire, pour maintenir la prééminence chinoise et percevoir les tributs. Était révolue l’époque où les commerçants chinois, soutenus par l’Empire Ming, purent arracher une portion de Manille aux Espagnols, et en jouir sous un régime de concession.

Désormais c’étaient les étrangers qui s’arrogeaient des concessions sur le territoire chinois. Les Qing devaient maintenant composer avec la Russie, les nations d’Europe Occidentale, les États-Unis, et le Japon, suivant des règles du jeu qui ne s’entendaient pas en relations entre un suzerain et ses vassaux, et n’entraient plus dans le cadre des échanges intellectuels entre lettrés chinois et missionnaires, dominicains puis jésuites depuis le XVIe siècle sous les Ming, et aussi protestants depuis le XIXe siècle.

Déjà en 1708, l’Empereur Kangxi avait fondé un Collège Russe. Le choix de Shenyang, en 1625, tout au sud de son territoire, par son bisaïeul Nurhachi, avait mis les Djurchens à l’abri des incursions que les Cosaques poussaient jusqu’à l’Océan Pacifique, pour le compte des Tsars de Russie. L’invention d’une identité mandchoue par Huangtaiji avait consolidé le choix de Nurhachi, et étouffé dans l’œuf toute velléité de retour en arrière. Mais l’expansion russe ne pouvait plus être ignorée. D’autant que les Oïrats, nouvellement alliés aux Mandchous, subissaient des attaques directes dans l’ouest de l’Empire Qing.

Yixin du clan Aisin Gioro, le prince Gong (1833-1898).

Le Collège Russe fut intégré en 1861 à la toute nouvelle École des Savoirs Combinés (Tóng wén guǎn 同文馆) fondée par Yixin (1833-1898), le premier Prince Gong, un fils de l’Empereur Daoguang (règne 1820-1850), et un demi-frère de l’Empereur Xianfeng (règne 1850-1861).

Ces personnages appartenaient aux dernières générations de la noblesse parlant et lisant le mandchou et le mongol, en sus du chinois. L’Impératrice douairière Cixi (1835-1908), qui avait deux ans de moins que Yixin, ne lisait que le chinois. Lors de sa régence, elle n’abolit pas l’obligation de doubler tous les édits impériaux d’une traduction mandchoue, mais elle ne signait que l’original chinois. Le dernier Empereur Puyi, n’apprit jamais le mandchou, même quand il joua l’empereur fantoche du Mandchoukouo, à la solde des envahisseurs japonais, de 1934 à 1945.

Revenons à Yixin, le grand-oncle de Puyi. Il était le signataire des traités et protocoles qui scellaient une nouvelle défaite de l’Empire Qing, contre les troupes britanniques et françaises, lors de la Deuxième Guerre de l’Opium, et qui instaurèrent le Quartier des Légations dans le sud-est de l’enceinte nord de Pékin.

Une première défaite, celle de 1842 qui conclut la Première Guerre de l’Opium, n’avait touché que des villes maritimes. La défaite de 1860 avait laissé l’ennemi entrer dans Pékin, et saccager ce que les Occidentaux appelaient le Palais d’Été, des lieux de villégiature aménagés par l’Empereur Qianlong au XVIIIe siècle, au sein des chasses et jardins ouverts au XIIe siècle par les souverains Jin. Qianlong, continuateur du génie inclusif de sa lignée, y avait introduit un bâtiment et une fontaine commandés à deux pères jésuites, Giuseppe Castiglione et Michel Benoist qui s’étaient inspirés du château de Vaux-le-Vicomte.

L’École des Savoirs Combinés, fut intégrée au Bureau des Affaires Étrangères (Zǒnglǐ yámen 总理衙门), à l’est de Wangfujing. Elle forma la première génération de traducteurs chinois compétents en langues européennes. En 1876, ils secondèrent les premiers ambassadeurs formés à l’Académie Hanlin et envoyés en poste à Berlin, Londres, Paris, et Washington. Puis il devinrent à leur tour ambassadeurs à la fin de l’Empire et sous la République de Chine.

Portail du n°49-1 de la rue Dongtanzi Hutong (东堂子胡同) à l’est de l’avenue Wangfujing. Cette adresse correspond au Bureau des affaires étrangères et de l’École des Savoirs Combinés de Pékin fondés par Yixin le prince Gong. Photo@Rémi Anicotte, 2021.

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